Voyage en Galilée : un album somptueux où un prêtre palestinien médite en effeuillant les paysages de sa Galilée natale ; Israël-Palestine, des comédiens pour la paix : un documentaire israélien qui capte le tumulte des répétitions d’une pièce de théâtre écrite par un dramaturge américain, jouée par des acteurs palestiniens et israéliens et dont le thème est l’absence de dialogue entre Israéliens et Palestiniens ; Histoire de l’autre : une sorte de manuel d’histoire conçu par des universitaires israéliens et palestiniens, réalisé par des enseignants qui y consignent - israéliens, colonne de gauche et palestiniens, colonne de droite - leur version des évènements saillants de leur histoire commune... Trois œuvres fourmillantes de regards croisés pour dire les difficultés et la nécessité de la rencontre entre Israéliens et Palestiniens.
De quoi s’agit-il en effet ? D’aller vers l’autre, l’autre étant ici « l’ennemi », une présence opaque à la fois obsessionnelle et lointaine qui vous colle au regard et vous bouche l’horizon. Au niveau le plus sommaire de l’opinion, c’est, pour l’Israélien, le Palestinien, humanoïde multiple et mortifère, qu’il s’agisse du lanceur de cailloux - dérisoire et exaspérant - ou de la monstrueuse charge explosive qui se désintégrera en dispersant le plus de chair israélienne possible ; c’est, pour le Palestinien, l’Israélien, parasite d’importation maintenant enkysté dans la terre ancestrale porteuse de fruits nouveaux et d’ombre pérenne, conquérant brutal approuvé des puissants de ce monde et assisté d’une armada qui tue, démolit, arase avec la souveraine impassibilité du destin. Quand - hors champ politique et diplomatique - un Palestinien et un Israélien se rencontrent, que peuvent-ils faire, sinon lester la guerre de leur rage de victime-bourreau et de bourreau-victime ?
Surmonter la peur de l’autre
Le père Shoufani ne leur oppose pas la charité trémulante du chrétiennement correct. Il les invite à parcourir avec lui - et Hanan Isachar dont les photographies inspirées sondent le paysage - de Nazareth à Saint-Jean d’Acre, cette « Galilée des nations » où sur les strates d’un passé composite constamment traversé par le souci de Dieu, s’emmêlent aujourd’hui encore « juifs, musulmans, chrétiens de différentes origines et confessions » qui, tous, peuvent avoir le sentiment de vivre là où ils doivent vivre, chez eux, mais - bon gré mal gré - avec d’autres. A Séphora est née, peut-être, la mère de Jésus ; la ville a été longtemps un centre d’études talmudiques ; s’y laisse admirer, dans sa résille de tesselles romaines une Joconde galiléenne aussi belle que la Mona Lisa florentine du XVIe siècle... En Galilée coule le Jourdain, fleuve-frontière entre Israël et ses voisins arabes et dont les eaux sont pour tous objet de convoitise. En Galilée, il y a le lac de Tibériade dont le nom hébreu Kinnéret évoque la harpe : il en a la forme et le doigté du vent sur les vagues, la longue vibration...
Au sommet du mont des Béatitudes, Emile Shoufani découvre le large panorama de « la Terre Sainte ». « Elle est sainte car elle a été sanctifiée par le souffle prophétique des trois religions abrahamiques... mais si nous en faisons un prétexte d’inimitié et de violence, alors la terre devient une idole. » Pour qu’elle survive - ou revive - dans la « Galilée des nations » et au-delà, il faut y importer la résolution prise lors d’une visite du camp de Dachau : « Il faut décider une fois pour toutes d’entrer dans la souffrance de l’autre... J’ai compris que je ne devais être ni pour les uns, ni contre les autres mais avec chacun dans sa souffrance, comme si elle était devenue la mienne ». Nous sommes ici au cœur d’une éthique du regard qui se résume en un seul impératif catégorique : « surmonter la peur de l’autre, la peur de l’ennemi qu’il me faudrait toujours détruire pour empêcher qu’il ne me détruise, la peur d’un échange qui pourrait me remettre en question ». Libre à nous d’accepter ou de refuser qu’un Dieu en soit le garant. Il nous suffit de le reconnaître comme nécessaire - et, les hommes étant ce qu’ils sont - comme improbable. Contre l’abandon au pire, il s’agit de parier pour le meilleur.
Rencontre sur les planches
C’est ce que fait le dramaturge américain Jim Mirrione. Il écrit une pièce : The last Ennemy dont le sujet est l’absence de dialogue entre Palestiniens et Israéliens et il en confie l’interprétation et la discussion à neuf acteurs - cinq Palestiniens et Jordaniens, une arabo-israélienne et trois Israéliens, tous assemblés au départ par une même lassitude de la guerre. Du contenu de cette pièce, nous n’aurons que quelques aperçus à travers les répétitions. Car ce que filme l’Israélien Nitzan Giladi, ce sont les moments les plus denses de ces répétitions échelonnées sur trois ans en Angleterre et aux Etats-Unis. Il en résulte une dramaturgie de la rencontre où s’affrontent auteur, metteur en scène et acteurs des deux
« camps ». Le« camp » palestinien est dominé par la personnalité torrentielle et généreuse d’Achsan, veuve d’un martyr de la cause palestinienne. Au cours d’une répétition, elle rit au nez de Jim Mirrione qui prétend lui imposer ce qu’il pense être le langage universel du deuil alors qu’elle n’y voit qu’artifice littéraire ; elle finira pourtant par prendre assez de recul à l’égard de l’expression socialisée des émotions pour intérioriser dans son jeu les mots du texte. Dans une autre scène - très belle - avec Naomi l’Israélienne, les deux femmes tentent de faire émerger, entre fous-rires et larmes, le déni réciproque, collectif et individuel, qui les sépare et les enchaîne. Ailleurs, c’est Clara la jeune Arabo-israélienne qui laisse percer son désarroi : qu’est-elle donc entre ces Palestiniens et ces Israéliens si solidement campés dans leurs appartenances antagonistes ?
Les hommes sont présents, certes, mais de façon moins charnelle, dans des fragments de conversation où l’affrontement tend à s’intellectualiser en arguments. Alon, l’Israélien, ne se départit jamais de son calme et répond aux reproches d’Adeeb ou d’Akram par la seule exigence qui les juxtapose sur une même scène : il faut arriver à faire la paix.
La pièce a été jouée et applaudie à New-York, à Tel-Aviv, à Ramallah. On voit l’émotion qui soude l’équipe avant les représentations. On voit les sourires apaisés d’un échantillonnage de spectateurs. Il y a eu un fragile apprentissage de coexistence. A suivre...
Sur les bancs de l’école
L’apprentissage de la coexistence : telle est bien l’intention qui a présidé à la confection de cette Histoire de l’autre où l’hébreu et l’arabe se superposent dans le titre et se juxtaposent dans l’énoncé des deux textes. Mais l’apprentissage s’installe ici sur les bancs de l’école. Des enseignants des deux « camps » s’engagent à présenter à leurs élèves la version israélienne et la version palestinienne de trois évènements de leur histoire commune : la déclaration Balfour de 1917, la guerre de 1948, l’Intifada palestinienne de 1987...
Comme on pouvait s’y attendre, la déclaration Balfour reste pour les Israéliens la préface d’une reconnaissance territoriale et politique, pour les Palestiniens une machination politique où l’Angleterre affermit son implantation au Proche-Orient ; la guerre de 1948, une guerre de libération nationale pour les premiers, de conquête brutale pour les seconds. Les historiens israéliens, s’ils reconnaissent la spontanéité révolutionnaire de la première Intifada, s’efforcent de la situer - avec une minutie embarrassée - dans un long processus où les victoires d’Israël, après avoir produit du mieux-être dans les territoires occupés, font sentir le poids d’une domination tracassière et favorisent la multiplication des colonies ; chez les historiens palestiniens, la célébration l’emporte sur l’analyse, ce qui permet de faire court (douze pages contre les vingt et une pages israéliennes).
C’est dire qu’il ne faut pas chercher dans ce livre le triomphe de la « vérité » historique sur le catéchisme nationaliste. Pierre Vidal-Naquet remarque que ni la colonne israélienne, ni la colonne palestinienne, ne mentionnent la rencontre, le 17 novembre 1947, de Golda Meir et du roi Abdallah de Transjordanie qui s’entendent alors, en somme, pour rendre impossible l’existence d’un Etat palestinien (silence que l’on pourrait interpréter comme la gêne israélo-palestinienne de reconnaître une complicité de larrons en foire entre un chef d’Etat israélien et un chef d’Etat arabe)... Pourtant, on sent bien que la certitude d’être lus par des « ennemis » s’ajoute au désir de paix pour empêcher le mensonge délibéré et tempérer, chez les uns et chez les autres, les élans cocardiers, l’agressivité ou la morgue méprisante. Cependant, l’intérêt essentiel de l’Histoire de l’autre n’est pas d’ordre scientifique mais pédagogique : il s’agit de faire de l’enseignement de l’histoire une école du regard. L’enfant palestinien et l’enfant israélien, comme tous les enfants du monde, entrent en classe avec le sentiment de soi et des autres donné par leur première éducation ; dans leur fourniment d’écoliers, ce livre fait entrer lacomparaison qui bouscule les stéréotypes, dont celui de l’ennemi du moment et de toujours, chargé d’assumer les cauchemars de la nuit et les angoisses du jour. Comme le disent ceux qui introduisent le double texte, l’histoire doit permettre de « retourner chaque pierre » au lieu de « la lancer à la tête de l’autre ».
L’expérimentation de ce manuel dans quelques écoles israéliennes et palestiniennes ne permet pas de crier victoire. Les enfants (Freud nous a appris combien était puissant leur besoin de sécurité) sont souvent déconcertés et inquiétés par cette double lecture et il faut à l’enseignant beaucoup de tact et une patience infinie pour conduire ce mouvement de va-et-vient entre deux « savoirs » souvent discordants. Et l’exaspération actuelle du conflit n’est pas faite pour donner du champ à de telles tentatives.
Il faut pourtant écouter ces voix qui s’élèvent contre l’Histoire telle qu’elle tonne à Gaza, Bagdad, Grozny. Emile Shoufani et les autres savent bien qu’ils sont impuissants à faire la paix mais ils savent aussi qu’une paix authentique n’est pas seulement le silence des armes, mais aussi et surtout la pacification des esprits. L’échec du communisme doit nous faire comprendre qu’il faut travailler en même temps à transformer le monde et le regard sur le monde. Or, le temple (qu’il soit paysage ou édifice), le théâtre, l’école sont les lieux privilégiés où s’inscrit le sens -signification et orientation - de notre appartenance au monde. Dans ces regards croisés, il y a bien un même projet - politique et éthique - de libération, d’auto-libération de la violence.